ComplémentsSainte Thérèse demande à Van de prier pour la France (extraits de l’Autobiographie de Marcel Van, p. 614-619)
Une autre fois, Thérèse me demanda de prier pour la France et pour le Vietnam. J’eus aussitôt une forte réaction et je lui dis : « Prier pour le Vietnam, passe, mais prier pour ces diables de Français colonialistes, c’est peine perdue. Excuse-moi, ma sœur, si je manque de politesse envers toi ; mais je pense qu’il ne faut jamais prier pour cette bande de diables blancs, et j’ai seulement envie de demander à Dieu que la terre s’entrouvre pour engloutir toute leur race en enfer, comme cela est arrivé autrefois pour les Israélites révoltés contre Moïse. Je demanderais cependant une exception pour les Pères et les Sœurs missionnaires, car je les considère et les aime comme les pères et mères du peuple vietnamien. Quant aux autres Français colonialistes, qu’on les précipite en enfer pour leur apprendre qui nous sommes. Ils sont d’une cruauté diabolique, et considèrent les Vietnamiens comme une race méprisable, digne d’être écrasée sous leurs talons. Dans leur arrogance, combien de cruautés n’ont-ils pas commises ! Tous sont nés du démon de l’impureté… » Arrivé à ces mots, j’étais tellement indigné, que je me mis à pleurer. Ce n’est qu’après que j’ajoutai : « Malheur à vous, Français colonialistes, Dieu, dans sa justice, vous punira très sévèrement pour vos péchés… Thérèse, ma sainte et bien-aimée sœur, tu sais sans doute que je suis de la race vietnamienne !… Je suis très irrité !… Si j’avais entre les mains ne fut-ce qu’un revolver, j’oserais quand même lever l’étendard de la révolte pour me battre contre les Français ; et même si je n’arrivais à tuer qu’un seul d’entre eux, cela suffirait pour me contenter. Dans un esprit patriotique, j’ai soif du sang français comme le cerf a soif de l’eau. À partir du jour où je me suis rendu compte de la vraie situation de mon pays enseveli dans les ténèbres par la faute des colonialistes français, jamais je n’ai eu l’idée de prier pour aucun Français ; jamais non plus je ne consentirai à prier pour cette bande de diables colonialistes d’une cupidité éhontée. »
Durant cette colère où je me laissais aller à des paroles et à des gestes violents, Thérèse gardait le silence, et endurait tout avec patience. Son exemple m’a amené dans la suite à me repentir et à lui demander pardon. J’ai même versé des larmes en voyant chez elle une telle patience et une si généreuse condescendance. Dès que j’eus fini de parler, je sentis la honte et la chaleur me monter au visage, et je n’entendais plus la voix de ma sœur sainte Thérèse. Ce n’est qu’un instant après, quand j’eus recouvré mon calme, qu’elle me dit doucement : « Un revolver, qu’est-ce que cela vaut ? J’ai encore ici une tactique capable de tuer des milliers et des milliers de Français sans qu’il soit nécessaire de lever l’étendard de la révolte au prix de nombreux soldats et d’une grande quantité de munitions. »
Je lui répondis en riant :
– Ma sœur, dis-moi quelle est cette tactique, et protège-moi.
– Petit frère, me promets-tu de faire usage de cette tactique-là ?
– Oui, ma sœur, je te le promets.
Petit frère, il s’agit de la tactique de la « prière ». En réalité, je n’approuve pas du tout les Français dans leur comportement répréhensible à l’égard du peuple vietnamien. Je sais aussi qu’ils mériteraient d’être mis à mort, parce qu’ils sont les ennemis du peuple. Mais à quoi servirait-il d’accumuler un monceau de cadavres, si la cupidité, les plaisirs sensuels et toutes les autres formes de l’égoïsme continuaient de subsister chez les survivants ? Par conséquent, à mon avis, la tactique de la prière est celle qui peut tuer le plus grand nombre de Français. Et pour en arriver là, il suffit de dire une courte formule du genre de celle-ci : « Ô Jésus, chasse l’homme pécheur du cœur des Français. Je t’en supplie, viens au secours du Vietnam ma chère patrie qui ploie sous le joug de la domination de ces hommes pécheurs. » Sache bien ceci : une fois que l’homme pécheur (les Français colonialistes) aura été expulsé par la grâce divine du cœur des Français, ils ne seront plus remplis de ruses comme maintenant, mais ils sauront aimer le peuple vietnamien comme eux-mêmes. Pour en arriver là, petit frère, il faudra beaucoup de sacrifices et beaucoup de prières.
À partir de ce jour-là, chaque fois que ma sainte sœur me demandait de prier pour les pécheurs, elle me rappelait également les péchés du peuple français et me disait :
– Petit frère, venge-toi des Français selon l’esprit du Divin Rédempteur ; c’est-à-dire laisse de côté tout ressentiment et offre tes prières devant le trône de Dieu pour leur obtenir des grâces de pardon et de sainteté.
Une fois, ma sœur me parla de la guerre à venir entre Français et Vietnamiens. Puis elle conclut en ces termes :
– Aucune force ne parviendra à chasser les colonialistes français du sol vietnamien, si ce n’est la prière. Oui, la prière. Prie donc, mon cher petit frère, prie beaucoup pour le peuple français. Plus tard, il ne sera plus l’ennemi du Vietnam ta patrie. Grâce à la prière et aux sacrifices, il deviendra son ami intime ; plus encore, il considérera le Vietnam comme son petit frère le plus cher. Mais avant d’en arriver à cette rencontre amicale, le démon suscitera de nombreux obstacles dans le but de semer la division entre les deux pays, car il sait bien que lorsque les deux seront étroitement unis, lui-même subira de lourdes pertes dans sa marche en avant… Il est nécessaire qu’une âme s’offre pour servir d’intermédiaire dans cette rencontre amicale, c’est-à-dire qui s’offre à se sacrifier et à prier dans l’ombre pour arrêter l’élan des puissances infernales.
– Ah ! ma sœur bien-aimée, si j’avais l’honneur d’être cette âme, comme je serais heureux ! [619] Mais je ne sais si le bon Dieu y consentira.
– Pourquoi n’y consentirait-il pas ? C’est précisément là tout ce qu’il désire. Désormais, petit frère, laisse de côté toute rancune à l’égard des Français ; impose-toi de souffrir et de prier pour eux, afin que se réalise, comme le désire l’Amour, l’amicale rencontre entre la France et le Vietnam. Prie pour que des deux côtés il y ait compréhension et confiance mutuelle, de sorte qu’ensemble, les deux pays en arrivent à la paix par les liens de l’amitié. La paix est le signe de l’amour. Quand les deux pays jouiront de la paix, portant ensemble dans la joie le joug de l’amour, alors le règne de Jésus, Roi d’Amour, se propagera rapidement, et toi, petit frère, tu porteras le nom d’Apôtre de l’Amour.
Jésus à Van, le 12 novembre 1945, (Colloques 92-96).
Jésus : Ô petit apôtre de mon amour, partout en France, mon amour appelle au secours. Et quel secours demande-t-il ? L’unique secours de la prière qui, en ravivant la flamme de l’amour, rendra plus malléable le cœur des ennemis de mon amour. Ô petit ami de mon amour, si tu m’aimes, comment pourrais-tu rester indifférent et n’être pas anxieux devant la situation faite à mon amour ?… Pour bien faire, partout où il y a des Français on devrait, comme je le désire, faire monter vers mon amour l’encens de la prière… Ô petit apôtre de mon amour, écris les paroles que je t’adresse au sujet de la France. Oui, je veux que tu me serves d’intermédiaire, même pour la France… Ne crains rien. Je te le dis encore une fois : « Rien de plus beau que de faire la volonté de celui qu’on aime. » Si tu m’aimes, fais ma volonté… Hélas ! Ô France, pays que j’aime particulièrement… Ton devoir envers moi n’est pas un devoir ordinaire. Ô France, je t’aime ; et vous, Français, savez-vous bien quels sont envers vous les sentiments de mon cœur ? Voyez-vous mes larmes qui se mêlent à celles d’un étranger occupé à écrire les paroles que je lui dicte ici pour vous ?
Ô France, je te presse dans mes bras, je te donne un baiser. Il n’est pas possible que tu profites de cette marque de tendresse pour me frapper en plein visage. Ô Français, mes enfants, avez-vous bien compris maintenant tout l’amour que je vous porte ? Ô vous qui êtes les enfants de mon amour, sachez que mon amour anxieux, en compagnie d’une petite âme étrangère, se désole au sujet de votre pays que j’aime. Hélas ! Vous, les enfants du pays que j’aime particulièrement, comment vous comporterez-vous à l’égard de mon amour ? Irez-vous délibérément le rejeter hors de chez vous ?
Ô prêtres du pays que j’aime particulièrement, je suis un fugitif qui demande asile chez vous. Quel accueil voulez-vous réserver à mon amour ? Serai-je chassé ou accueilli avec zèle ? Ô mes enfants, soyez zélés pour mon amour. Je ne veux pas permettre que mon amour s’éloigne de la France. Hélas !!! Ô France !… Pays que j’aime plus que les autres… Entends l’appel de mon amour. Pour aucune raison, mon amour ne voudrait s’éloigner de toi, mais si tu repousses au loin cet amour, alors que pourrais-je faire ?… Ô France, pays que j’aime tout particulièrement, considère les paroles d’amour que je t’adresse ici… Français, mes enfants, si vous repoussez loin de vous mon amour, de quel autre amour pourriez-vous bien vous servir pour relever la France ? S’il n’y a aucun amour pour relever la France, alors la France se verra couverte d’épaisses fumées montant de l’enfer et, dans ce cas, elle deviendra un pays opposé à mon amour et elle finira par être détruite. Mais, mon enfant, humble enfant de mon amour, si l’on fait monter vers moi des prières provenant de cœurs confiants, simples et purs, plus tard, tu me verras sourire joyeusement au pays que j’aime.
Sainte Thérèse à Van, le 26 décembre 1945 (Colloques 187-188).
Thérèse : Mon cher petit frère, est-ce que tu es content, est-ce que tu es joyeux ? Combien de baisers le petit Jésus t’a-t-il donnés déjà ? Comme il est beau, le petit Jésus. Est-ce que tu l’aimes, cher petit frère ? De te voir joyeux, c’est aussi une grande joie pour moi ; mais ce qui me réjouit encore davantage, c’est d’entendre le petit Jésus m’appeler ta sœur aînée. Petit frère, quand je te vois joyeux, mon cœur partage aussi ta joie ; en voyant ton sourire s’épanouir comme une jolie fleur, je voudrais le cueillir, je voudrais le photographier et te le montrer ensuite, quand revient la souffrance, pour te faire au moins esquisser un sourire.
Cher petit frère, souviens-toi de la France. Je te donne un baiser et je te dicte la prière à réciter durant le mois de janvier. En ce premier mois de l’année, tu devras prier pour les prêtres de France :
« Ô Jésus, nous t’en prions, règne dans le cœur des prêtres de France ; qu’ils soient livrés tout entiers à ton amour. Donne aux prêtres du pays que tu aimes tant, un zèle ardent pour l’expansion du règne de ton amour dans le monde entier. » Petit frère, après la communion spirituelle, récite avec moi cette prière jusqu’aux mots «… à ton amour ». Mais quand tu feras la communion sacramentelle, récite avec moi la même formule en entier. Cher petit frère, donne-toi la peine de prier pour la France.
Comme prière à la Sainte Vierge, tu réciteras : « Ô Marie, protège ceux dont tu es la Mère, les prêtres de France. Aide-les à vaincre tous les obstacles qu’il leur faudra surmonter pour étendre dans le monde le règne de l’amour de Jésus. » Cette formule, tu pourras la réciter à n’importe quel moment mais toujours en français. Que les Carmélites et les prêtres la récitent aussi avec toi.
Petit frère, Jésus aime beaucoup la France et il ne craint pas de te faire connaître cet amour. Oui, il faut que tu le saches, Jésus aime tellement la France qu’il sent le besoin de le manifester à l’âme d’un étranger comme toi. Tu peux comprendre par là jusqu’où va cet amour… Je te donne un baiser, petit frère, l’heure est passée. Oh ! Cher petit frère, je te donne un baiser, je te donne un baiser.
La prière pour la France, une exigence pour Van (Autobiographie 625).
Je reconnais moi-même que mes sentiments de haine contre les Français ne provenaient pas d’une mauvaise intention ni de mauvais traitements dont j’aurais été victime, puisque j’étais encore petit. Je les haïssais avec sincérité, comme je hais tout ce qui est injuste. Comme j’étais un enfant au cœur très sensible, j’avais une grande compassion pour ceux qui souffrent ; alors comment aurais-je pu ne pas en vouloir à celui qui abusait de sa force pour opprimer quelqu’un de ma race ? Une de mes grandes souffrances, était mon impuissance à venger mes compatriotes, comme l’avait fait autrefois Moïse. Dans mes colères contre les Français, je demandais à Dieu d’envoyer l’Archange Michel pour chasser du Vietnam cette bande diabolique. Je considérais alors la mort comme n’étant rien et, s’il m’avait été donné de mourir en renversant les Français, j’aurais considéré cette mort comme un bonheur comparable à celui du martyre.C’est à ce moment-là que Dieu m’a envoyé une sainte pour m’apprendre à suivre la méthode révolutionnaire de l’Évangile. Cependant, je ne sais pourquoi, chaque fois que je dois prier pour la France, je sens un malaise et je souffre comme si je déposais un baiser sur une branche couverte d’épines. Aujourd’hui, la prière pour la France est devenue un point de mon programme quotidien ; et ce malaise persiste, je dois donc chaque fois me faire violence pour prier. Pourtant mon cœur reste sincère, Dieu le sait bien. Mais pourquoi, tout en détestant les Français, j’aimais les missionnaires français ? C’est que, de fait, j’ai constaté que les missionnaires, tout en appartenant à une nation colonialiste, ne sont pas du tout des colonialistes. Ils sont Français, mais entièrement donnés au Vietnam, si bien qu’on peut les appeler les pères et les maîtres du peuple vietnamien. Leurs sacrifices sont vraiment grands, et seule la vie éternelle d’un prix infini peut leur apporter une digne récompense.
Le contexte.
Lorsque l’Église décide de la sainteté d’un fidèle, elle prend en compte sa vie quotidienne, ses vertus, sa spiritualité, ses écrits et le contexte historique dans lequel le fidèle a vécu. Pour Marcel Van, « l’apôtre de l’amour », les réalités de son époque ont été très dures, marquées, en particulier, par les déchirements politiques et militaires du Vietnam et les tensions entre autorités locales et communautés catholiques.
Sa vie terrestre (1928-1959) correspond à la montée en puissance des troubles contre la présence française (dont le point d’orgue sera la chute de Dien Bien Phû le 7 mai 1954) et à la prise en main du pouvoir par les troupes communistes, avec ses excès divers à l’encontre des croyants. Marcel est de ce monde quand éclate la guerre franco-vietnamienne en 1946 dirigée par Ho Chi Minh. Le bienheureux ne rejoint pas l’État du Vietnam créé par la France en 1949 mais la République Démocratique du Vietnam (Nord), violemment opposée à toute présence occidentale et au catholicisme. Humainement, c’est la cause de sa mort. Enfin, Marcel devient religieux en 1945, après une vision du fondateur, saint Alphonse de Liguori, non dans une institution ancienne mais chez les Rédemptoristes d’Hanoï dont la fondation remonte seulement à décembre 1928. Lorsqu’il rend son âme à Dieu, les catholiques d’Hanoï comptent environ 40 000 âmes. Mais il faut attendre 1995 pour que les rédemptoristes de la région se réinstallent après 40 ans d’absence. Et encore ! Le 10 décembre 2010, leur supérieur provincial est convoqué par les autorités de Saïgon. Le premier postulateur de la cause de béatification de Marcel, le cardinal Nguyen Van Thuan (1928-2002), a été détenu par les autorités communistes vietnamiennes dans les conditions les plus dures.